Journée d’étude KAIROS
Cette journée se propose d’explorer, à partir d’études d’œuvres et d’artistes, les liens entre violence et création artistique. Le mot violence est issu du latin vis qui signifie « la force en action, la contrainte, la force vitale. » Selon son usage, elle est force dynamique, créatrice ou destructrice et sans loi. Qu’elle soit mise en scène, en récit, en musique, en vers, peinte, etc., la violence est une thématique privilégiée par les artistes. L’art, au même titre que la médecine, par exemple, participe alors au travail de civilisation repéré par Freud dans son ouvrage Malaise dans la civilisation. Mais l’histoire a démontré que l’art peut aussi servir à exalter un pouvoir, une puissance, un maitre, qui vise autre chose que le bien des sujets. Ainsi, les représentations artistiques de la violence sont liées à des cultures, des époques, et changent selon les lieux et le temps, de même que leur perception se modifie.
Violence et création artistique, c’est la violence de la création, mais aussi la violence dans la création, la violence par la création, la violence de l’acte créateur, la solitude qui l’accompagne et ses dangers. Nécessitant un certain franchissement des codes et des normes artistiques et sociales d’une époque, prenant à l’occasion une forme violente, la création est l’acte d’un sujet. Un sujet qui franchit symboliquement certaines limites, parfois dans la douleur, et qui en certaines conjonctures dramatiques peuvent le conduire à la folie ou à l’extrême du suicide.
PROGRAMME
Matinée
9h15 : accueil des participants et introduction à la journée
9h30 : Denis Hüe (Professeur émérite de littérature médiévale, Université Rennes 2)
Le miracle de saint Ignace, quelles limites pour l’édification?
De tous les Miracles de Notre Dame par personnages, cycle de 50 pièces composées pour la confrérie des orfèvres de Paris au milieu du XIVe siècle, le Miracle de Saint Ignace est un des plus étranges, mettant en scène sur les trois quarts de la pièce les sévices sanglants infligés au saint. On essaiera d’explorer l’économie et la finalité de l’oeuvre.
10h15 : Joseph Delaplace (Professeur d’analyse musicale, Université Rennes 2)
Violence du sonore et travail musicien : comment faire avec la voix de l’Autre ?
La musique a toujours arboré plusieurs visages : elle est ce qui enveloppe, console et rassure, en même temps que ce qui agresse, fascine et déchire. Nous interrogerons la dimension de violence latente qui semble inhérente à la relation originelle entre le sujet et le son, et envisagerons le « travail musicien » à l’aune de cette problématique.
11h00 : Baptiste Brun (Maitre de conférences en Histoire de l’art contemporain, Université Rennes 2)
Art, violence et retour du réel
Lors d’une récente commande pour orner le réfectoire de l’université Lyon 3, l’artiste Catherine Ursin a créé une fresque peinte monumentale où des corps mis à mal sont comme suspendus dans le vide. Les réactions des personnels de l’université et des étudiantes et étudiants attestaient pour une grande part le malaise que suscitait l’introduction d’une iconographie jugée violente au sein d’un lieu de sociabilité quotidien.
Intitulé Qabr [« tombe » ou « grave » en arabe], l’œuvre tout comme les réactions qu’elle soulève souligne l’une des parts aveugles de la social- démocratie occidentale où la violence est souvent reléguée à distance, voire masquée. Là, l’art joue un rôle particulier, à proprement parler politique, rendant visible ce qui est rendu invisible par les nécessités du « doux commerce » et du consumérisme. Ce retour au réel auquel engage l’art d’Ursin sera discuté avec l’artiste.
11h45 : discussion avec Catherine Ursin, artiste plasticienne, poétesse et performeuse
12h : Pause – repas
Après-midi
14h : Quentin Dumoulin (Psychologue clinicien, ATER, Université Rennes 2)
Un garçon sensible » : vies et morts du Ténia
« J’espère qu’un jour les gens comprendront ce que j’ai dans la tête grâce à ces chansons », ainsi Jean-Luc « Le Ténia » Lecourt (1975-2011) témoignait auprès d’un journaliste, venu l’interroger, de la fonction de son œuvre. En 14 ans, entre 1997 et 2011, il écrira 1300 chansons, découpées en une trentaine d’albums. Entre art brut et esthétique Lo-Fi, les chansons du Ténia narrent sèchement la violence quotidienne d’une vie persécutée par les femmes, les voix et la mélancolie. Au-delà du dénouement dramatique de sa vie, les chansons du Ténia et son journal intime, publié sur son site web, constituent un témoignage précieux d’une réponse de la création face à la douleur d’un
« désordre provoqué au joint le plus intime du sentiment de la vie ».
14h45 : Christiane Page (Professeure émérite en études théâtrales, Université Rennes 2)
Violences et pulsion dans Mephisto de Klaus Mann
Ledit de Baudelaire dans « Le mauvais vitrier » : « Mais qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance ? » résume assez bien l’objet de ma recherche actuelle. Ainsi, dans cette communication, après avoir présenté Klaus Mann et le contexte de l’écriture de son roman Mephisto, il s’agira d’étudier jusqu’à sa chute, le parcours du personnage central, Hendrik Höfgen, comédien d’une ville de province, narcissique et talentueux qui excelle dans les rôles de crapules. Il ne vit que par sa passion et son ambition : il est « comédien », veut être reconnu comme le plus grand, caresse le rêve de jouer le Mephisto de Faust. Sans scrupule, manipulateur et violent, il est prêt à tout et nous verrons la manière dont il s’adapte à un réel qui prend ici la figure du nazisme dans lequel, sidéré, il découvrira, réalisée, « la force du mal » qui le fascine et qu’il met en scène dans sa vie privée, au théâtre et dans ses relations sociales parvenant au sommet (Directeur du théâtre national du 3e Reich).
Il s’agira, en fait, de voir comment, dans ce roman, est traitée la pulsion, comment elle se fond dans le chaos et en épouse tous les contours, toutes les formes, sans retour possible.
15h30 : Marie Poulain-Berhault (Psychologue clinicienne, psychanalyste, docteure en psychopathologie, membre associée du laboratoire RPPsy, EA4050)
Manfred, une figure de l’effroi entre silence et pulsion de mort.
Schumann découvre à l’âge de dix-huit ans, « via la bibliothèque paternelle, l’étrangeté byronienne. » Le 26 mars 1829, il note : « Grande excitation intérieure – lecture au lit de Manfred de Byron – nuit effroyable. » Le personnage de Manfred l’anime au plus haut point : « Je ne me suis jamais encore donné à une composition avec tant d’amour, jamais je n’ai dépensé autant de force que pour Manfred », dit Schumann à Wasielewski. Ce dernier, biographe du compositeur relate qu’après la composition de Manfred, Schumann lui a lu le poème. Ils étaient seuls, la voix de Schumann se brisa soudain, les larmes coulaient et il était la proie d’une telle émotion qu’il ne put continuer sa lecture. Lors de la représentation de l’Ouverture, Richard Pohl (1826-1896), critique musical, donne une indication que nous prenons en guise d’orientation : « Schumann était d’un sérieux profond ; entièrement absorbé par la partition, oubliant presque le public, et n’accordant pas la moindre attention aux musiciens de l’orchestre. Il vivait sa musique, s’identifiant à sa tâche, devenant lui-même Manfred, pour ainsi dire. » Entre amour et effroi, entre silence et pulsion de mort, Schumann compose pour supporter la violence du réel des phénomènes élémentaires qu’il subit.